La semaine dernière, le Salvador a élu pour la deuxième fois consécutive son président Nayib Bukele. Largement plébiscité avec 87%, cette actualité met à nouveau sur le devant de la scène les réformes notables qu’il a adoptées. Parmi celles-ci, la légalisation du Bitcoin comme monnaie du Salvador.

Pour mémoire, en 2001, l’état du Salvador avait abandonné sa monnaie fiduciaire historique, le colón salvadorien, qui avait connu des périodes répétées d’hyperinflation. Le dollar américain s’était dès lors imposé en marche forcée pour le remplacer.

Avertissement


Bien évidemment, le présent article n’est pas un conseil en investissement. Les performances passées ne peuvent garantir des performances futures.

Où David défie Goliath


En juin 2021, le président Bukele, autoproclamé “dictateur le plus cool du monde”, annonce sa décision de faire du Bitcoin une monnaie à cours légal dans son pays aux côtés du dollar afin notamment de réduire sa dépendance à la monnaie américaine et son exposition aux politiques monétaires des Etats-Unis. Bien que cette initiative n’ait pas reçu le soutien du FMI ni celui de la population salvadorienne, le président fraîchement réélu compte bien tenir le cap de cette réforme révolutionnaire.

Salvador_monnaie_bitcoin

D’aucuns ont pu juger ce virage radical comme un coup de communication un tant soit peu mégalomane plutôt qu’une remise en question du bien-fondé du rôle de l’état souverain à l’égard de sa monnaie. Quelques trois ans plus tard, le clivage entre les partisans et les détracteurs de cette décision reste bien ancré. Mais les curseurs ont bougé. Sa réélection est donc l’occasion de se pencher sur cette épineuse question: et si Nayib Bukele avait raison?

Nota bene: L’objet de cet article n’est pas de spéculer sur les chances de succès de ce pari mais plutôt d’y voir un cas d’école qui pose la question du rôle de la monnaie au regard de la souveraineté des états et de comprendre l’impact possible de Bitcoin sur la stabilité des institutions.

La souveraineté en question


Un état souverain bat monnaie, c’est une caractéristique de sa souveraineté. Non seulement parce que c’est un signe de sa force et de sa crédibilité mais aussi parce c’est un vecteur identitaire. La monnaie est porteuse d’une histoire, d’une culture et de symboles profondément liés au pays qui lui donne cours

Mais dans un contexte de défiance politique, de développement technologique et de digitalisation des échanges monétaires à l’échelle des banques centrales comme à celle des personnes privées, on voit se profiler la possibilité de monnaies globales alternatives. Des monnaies “désétatisées”, sans banque centrale ni politique monétaire. C’est ainsi que l’on pourrait qualifier Bitcoin.

le_Salvador_adopte_Bitcoin

L'Ecole autrichienne à la rescousse de Bitcoin


Cette comparaison ne sort pas d’un chapeau mais de la théorie monétaire de l’École d’économie autrichienne qui voit dans la monnaie un produit de l’ordre spontané du marché qui aurait été progressivement accaparé par le pouvoir politique au cours de l’Histoire.

A ce postulat sont attachées différentes critiques de la monnaie manipulée par la puissance publique. En effet, le prix Nobel 1974 Friedrich Hayek avance que les manipulations en question alimentent des cycles artificiels et destructeurs. Et ceux-ci favorisent une redistribution du pouvoir d’achat relatif au profit des détenteurs d’actifs et au détriment des plus vulnérables.

L’inflation monétaire est un impôt déguisé conduisant à une extension excessive de la sphère publique, une financiarisation outrancière de l’économie et un glissement vers une démocratie marquée par le clientélisme. 

Enfin, la dégradation de la monnaie accentue la tendance des individus à privilégier l’immédiat, décourageant l’épargne, l’investissement et la planification de l’avenir. Cette situation favorise la société de consommation, une approche à court terme du politique, la spéculation financière et la surexploitation des ressources naturelles.

Un rapprochement de ces symptômes avec la situation de non nombre d’états à l’échelle globale actuelle n’est pas fortuit. Et le Salvador – dont 24% du PIB sont financés par les envois transfrontaliers d’argent de la diaspora salvadorienne – pourrait bien être le premier à chercher (et trouver?) une issue aux conséquences néfastes d’un système monétaire dont il subit les travers.

Le Salvador à la poursuite d'une monnaie saine?


Le choix du Salvador de s’orienter vers Bitcoin après avoir abandonné sa monnaie historique – dont les mouvements inflationnistes ont eu raison de la confiance de ses usagers – pour le dollar qui le plaçait clairement dans une situation de dépendance vis-à-vis des Etats-Unis ne peut-il pas se justifier par cette recherche? 

Pour les Autrichiens, cette monnaie saine est celle dont la quantité est aussi peu manipulable que possible par les pouvoirs publics. Pour Ludwig von Mises, fondateur de ladite école, “il est impossible de saisir le sens de l’idée de monnaie saine si l’on ne réalise pas qu’elle a été conçue comme un instrument pour la protection des libertés civiles contre les intrusions despotiques des gouvernements.

La dénationalisation de la monnaie: acte de souveraineté?


Via la suppression du cours légal et la libre concurrence entre producteurs privés de monnaies, la monnaie devient un bien économique dont la qualité et la quantité optimales sont déterminées par la rencontre de l’offre et la demande et non par une entité centrale et monopolistique. 

En l’occurrence, l’adoption de Bitcoin comme monnaie officielle crée un levier d’incitation au Salvador pour attirer des investisseurs avec en ligne de mire un projet d’infrastructure pour utiliser l’énergie géothermique produite par le volcan Conchagua pour permettre d’alimenter à bas coût le minage local de bitcoins.

Salvador_incitation_à_investir

Bitcoin: l'étalon challenger


Le Bitcoin répond en partie à l’idéal des membres de l’Ecole: issu d’une technologie novatrice, échappant au contrôle de l’Etat et disponible en quantité limitée. Sa qualité d’or numérique dont le coût d’extraction est élevé (et la quantité disponible limitée par design) constitue une valeur ajoutée supplémentaire.

En effet, sa viabilité dépend de sa capacité à résister à la dépréciation qui menacerait une monnaie “facile” d’accès. Or le “prix à payer” élevé en termes énergétiques le protège de cet écueil. 

Néanmoins aujourd’hui, le caractère technique de Bitcoin reste un point bloquant pour en faire un solide cheval de Troie du système monétaire actuel. Sa volatilité aussi est pointée comme un empêchement à devenir un moyen d’échange communément validé. Quoique son adoption croissante donne un signe de progression en ce sens, le scénario du remplacement des monnaies fiat par Bitcoin reste hasardeux.  

Une course de fond pour le "Singapour des Amériques" 


Aujourd’hui, 2% des transactions sont opérées en Bitcoin. La moitié d’entre elles sont générées par le tourisme grandissant, notamment des utilisateurs de cryptos attirés par la facilité de paiement en actifs numériques.

A contrario, l’utilisation  du Bitcoin par la population locale reste marginale. 88% des Salvadoriens déclarent ne pas y avoir recours et restent attachés à l’argent liquide. Il faut certainement y voir une illustration de la loi de Gresham. L’introduction d’une devise de moindre qualité (dans laquelle les agents économiques n’ont pas confiance) dans un système économique a pour conséquence néfaste que c’est la mauvaise monnaie qui prend la place la plus importante.

Dans une telle situation, les agents préfèrent conserver la bonne monnaie pour se défaire de la mauvaise au plus vite. En l’espèce, les Salvadoriens dépensent leurs dollars et épargnent leur bitcoins.

Les jeux sont faits...


Nayib Bukele a même embauché Alejandro Werner, l’ancien chef du département Hémisphère occidental du FMI pour négocier un accord de financement multilatéral avec le FMI.

Des figures telles que Gabor Gurbacs de la société de gestion d’investissement américaine VanEck et le journaliste Max Keiser ont loué les initiatives du président Bukele, suggérant que le Salvador pourrait suivre l’exemple de Singapour et devenir un hub financier majeur dans les Amériques.

Le déploiement du portefeuille numérique Chivo Wallet et l’investissement dans des projets de minage de Bitcoin alimentés par l’énergie géothermique des volcans témoignent de cette ambition innovante.

Le Bitcoin face au dollar

Rien ne va plus!


Les aspirations prêtées au Salvador à devenir le « Singapour des Amériques » reflètent une vision ambitieuse de transformation économique et technologique.

L’élimination des taxes sur les innovations technologiques et les plans d’accumulation de Bitcoin pour éponger la dette nationale témoignent des stratégies audacieuses qui pourraient, si elles réussissent, redéfinir le paysage économique du Salvador et, potentiellement, d’autres nations émergentes.