Si nous suivons un peu l’évolution des discours pré-électoraux aux États-Unis, nous nous apercevons bien vite que la crypto en général et Bitcoin en particulier se sont invités au sein des sujets fédérateurs.

Le premier à s’en être emparé est Donald Trump, prenant ouvertement la défense des cryptoenthousiastes, leur reconnaissant publiquement une série de droits, indiquant une direction favorable à l’écosystème du minage et annonçant même la fin de toute velléité de CBDC. Par ce fait, il contraint ses adversaires à se positionner également dans le débat. Sans prendre le parti pour l’un ou l’autre camp, il faut accorder à Trump – le moins ‘politiquement correct’ des candidats – la première prise de risque à un tel niveau. Rappelons qu’aux USA, nous avons affaire à un scrutin indirect. Même si c’est le peuple qui vote, la désignation d’un président se fait par des ‘grands électeurs’, des hommes et des femmes politiques nourris à une tambouille plutôt traditionnelle. Cette mise à l’avant-plan constitue donc une énorme victoire, un jalon supplémentaire vers une normalisation, une fréquentabilité mais plus encore, une propulsion du sujet dans un monde qui, jusque-là, semblait lui tourner le dos.

Aujourd’hui, Bitcoin ne paraît plus être ‘celui dont il faut taire le nom’. Plus encore, appuyé dans ses propos par d’autres figures politiques telles la sénatrice Cynthia Lummis ou le candidat indépendant à la présidence Robert F. Kennedy, Trump approuve ouvertement la constitution d’une ‘réserve stratégique de bitcoins’ dans un projet de loi introduit ce 31 juillet 2024 par Mme Lummis. Un projet qui a pour objectif d’acquérir à terme un million de bitcoins !

Une idée à creuser

L’idée d’introduire des bitcoins dans les fonds stratégiques américains constitue en soi une proposition audacieuse qui n’a pas manqué de prendre de vitesse les économistes et les acteurs des marchés financiers.

De notre point de vue, il s’agit là d’une démarche qui pourrait positivement redéfinir les modèles de valeurs et les procédés de gestion à long terme de ces réserves et, en conséquence, la stabilité monétaire des États-Unis, une stabilité de plus en plus menacée par la perte progressive de son hégémonie sur le pétrole. Voyons comment.

Quoi et où ?

Avant toute chose, réfléchissons d’une part à ce que serait la nature de l’allocation et d’autre part à l’entité qui en aurait la charge. En ce qui concerne l’origine des bitcoins, on mentionne les 210 000 bitcoins saisis par la justice, mais aussi de futurs achats ‘à la Microstrategy’ . Pas un mot sur le trading, mais il est évident qu’il serait utilisé : c’est un sport national outre-atlantique.

Quant à l’entité désignée pour les gérer, un flou demeure entre le Département du Trésor qui est une branche gouvernementale et la Réserve Fédérale (la ‘Fed’) qui est une banque centrale indépendante (… en tout cas en apparence). La logique voudrait que le Trésor Américain, dépositaire des actifs tangibles comme l’or, en ait la charge mais à une époque où les règles et les libertés des banques centrales changent régulièrement au gré des circonstances, rien n’est moins sûr.

Des œufs et des paniers

Un des arguments phares en faveur de l’introduction de Bitcoin dans les réserves fédérales US, c’est évidemment la diversification des actifs. À l’heure actuelle, ces réserves sont principalement constituées de devises étrangères, d’obligations du Trésor et de titres de créance immobilière pour la Fed ainsi que d’or et de pétrole pour le Trésor. Ajouter des bitcoins à ce portefeuille global pourrait offrir une diversification bénéfique et anti-fragile, du même ordre que le métal précieux, mais avec des caractéristiques technologiques supplémentaires.

Bitcoin est encore nouveau, mais, à terme, il serait bien en mesure de contrebalancer certains risques liés aux actifs traditionnels qui, étant donné la survenance de plus en plus fréquente de crises financières, peuvent voir leurs prix chuter simultanément. Le bitcoin, une fois reconnu en tant que réserve de valeur peu corrélée aux marchés financiers traditionnels, pourrait alors agir comme un stabilisateur réduisant la volatilité globale du portefeuille des réserves.

Finitude contre inflation

Nous le savons désormais, Bitcoin peut être qualifié d’ ‘or numérique’ en raison de sa preuve de travail, son émission désinflationniste et son offre limitée à 21 millions. Là où les monnaies fiduciaires sont émises en quantités illimitées par les banques centrales, les bitcoins ne le peuvent. Cette caractéristique en fait sur le long terme une protection extrêmement efficace contre l’inflation.

Ainsi, dans un contexte de politique accommodante où la création monétaire massive entraîne tôt ou tard une dévaluation de la monnaie, Bitcoin vient offrir une couverture contre cette inflation. En détenant des bitcoins en proportion suffisante, les USA pourraient ainsi protéger la valeur de leurs réserves et prévenir toute dévaluation non souhaitée du dollar américain. Ils seraient même encouragés à émettre du dollar concomitamment à la revalorisation progressive du bitcoin, ce qui leur assurerait un maintien de position dominante dans la future géoéconomie. Nous en sommes persuadés, la première grande monnaie étatique qui s’appuierait sur des bitcoins bénéficierait d’une traction phénoménale.

Moderniser et innover

Comme pour les ETF Bitcoin, l’introduction de bitcoins dans les réserves d’état signalerait un engagement identique, public cette fois, en faveur de l’innovation et de la modernisation de la finance. Un signal très fort qui pourrait encourager le développement de nouvelles technologies financières (les fameuses ‘fintech’) et renforcer la position des États-Unis en tant que leader dans ce domaine. Par l’adoption et l’usage de Bitcoin, l’innovation dans le secteur bancaire se trouverait à nouveau stimulée, encourageant l’adoption de nouvelles techniques décentralisées d’écriture et de couverture des transactions, favorisant un retour de la compétitivité dans ce secteur moribond.

Car oui, ne demeurons pas focalisés sur la valeur, l’avancée technologique apportée par Bitcoin est extraordinaire, elle permet des transferts rapides et à faible coût, sans nécessiter d’intermédiaires financiers, de chambres de compensation ou de garants divers. En intégrant Bitcoin dans ses réserves, l’Amérique pourrait parfaitement bénéficier de ces caractéristiques et bâtir un système où les transactions seraient plus efficaces et moins coûteuses, très avantageux dans le cas des transferts de fonds importants comme le règlement de balances de paiement internationales ou l’octroi d’aides financières à certains pays.

Un long chemin

C’est nul doute une belle avancée, mais un long chemin reste encore parcourir à partir de ces… promesses électorales. D’aucuns nous diraient de ne pas perdre la tête, le bitcoin demeure un actif dit ‘à risque’ et est encore considéré par la plupart comme une nouvelle technologie qui doit toujours faire ses preuves. Aujourd’hui, son cours est trop volatile pour constituer une portion substantielle dans une réserve de valeur. Et même si elles semblent s’amenuiser sur le temps long, ses fluctuations sont toujours bien là et demeurent imprévisibles, ce qui représente évidemment un risque pour asseoir une stabilité, du moins à court terme.

En conséquence, cela rendrait difficile l’établissement, le maintien et la prévision des valeurs et compliquerait la gestion pondérée des réserves. Pour une institution dont l’un des objectifs principaux est de maintenir la stabilité financière, intégrer un tel actif à l’heure actuelle relèverait donc du défi. Ceci étant dit, la Fed comme le Trésor disposent d’une armée d’experts et disposent d’une latitude pour adapter leurs stratégies de couverture ou leurs mécanismes de stabilisation, le cas échéant.

Ainsi, la diversification des réserves avec du bitcoin pourrait déjà malgré tout améliorer le profil de risque-rendement d’un portefeuille de réserves. Définir une juste proportion de bitcoins dans ce portefeuille pour minimiser les risques de volatilité tout en maximisant les avantages de la diversification, c’est modélisable. Et les mathématiciens financiers sont parfaitement équipés pour ajuster leurs modèles d’allocation optimale.

Les obstacles réglementaires

En réalité, l’aspect qui demeure bien plus gênant au stade actuel, c’est le cadre réglementaire entourant Bitcoin et la crypto. Il reste encore à améliorer dans certains cas et à établir dans d’autres – aussi bien aux États-Unis que dans le reste du monde – parce que l’absence d’une régulation claire et uniforme pose toujours des risques juridiques et opérationnels à l’usage. Pire, le niveau de connaissance et de préparation des régulateurs eux-mêmes est un sujet à lui tout seul. Leurs éventuelles prises de position mal avisées pourraient affecter l’accessibilité et la valeur du bitcoin et s’avérer contre-productives.

En outre, une adoption officielle par une banque centrale, fut-elle la plus grande, pourrait attirer des critiques et des réactions négatives de la part d’autres pays ou d’institutions financières qui ont pris position contre Bitcoin, parfois jusque dans leurs lois. Ils pourraient s’entêter et prétendre que cette démarche d’adoption constitue en réalité une volonté de déstabiliser le système financier international. Mais à l’inverse, une adoption officielle par un état-nation pourrait aussi bien être le signe d’une acceptation rationnelle et encourager d’autres à explorer une stratégie similaire. Bien malin celui qui peut prédire ce qu’il en sera. Ceci dit… Blackrock a déjà un peu déminé le terrain et ouvert la voie !

Nouvelle complexité, nouveaux risques

Attention toutefois : la gestion d’un actif numérique décentralisé diffère considérablement de celle d’actifs traditionnels, il faut en être bien conscient. L’intégration de bitcoins dans les réserves d’une banque centrale ou d’un trésor nécessite des modifications substantielles d’infrastructures et de procédures. Il leur faudra donc investir massivement pour s’entourer de nouvelles compétences, apprendre de nouvelles techniques et maîtriser les mesures de sécurité adéquates.

Une monnaie, des gens

Au terme de notre article, il demeure encore nombre de questions et l’avenir reste incertain. Malgré la tournure favorable prise à l’occasion des élections américaines, ne perdons pas de vue qu’au-delà des aspects techniques et économiques, la reconnaissance officielle d’une classe d’actifs aussi disruptive aura aussi des implications politiques et sociales.

Il lui faudra une approche progressive, équilibrée, combinant innovation et prudence pour réussir. Même pour nous, la pragmatique circonspection semble plus que nécessaire :

Le monde a encore besoin de temps pour réaliser l’amplitude et la portée qu’une telle adoption pourrait avoir.

… Mais un pas important vient d’être franchi !

Remarque

Lire dans nos articles ‘Bitcoin’ avec un B majuscule et ‘bitcoin’ avec un b minuscule peut paraître déroutant. Il ne s’agit pourtant pas d’une faute d’orthographe. Lorsqu’on évoque ‘Bitcoin’ sans article le précédant, nous parlons du système, du réseau et du protocole. Ce substantif apparaît surtout dans des textes d’ordre théorique et technique.

Par contre, un bitcoin ou le bitcoin (ou des bitcoins) définissent le jeton, la devise monétaire, ce que l’on s’échange au sein du système. Aussi imaginatif qu’ait été Satoshi Nakamoto, il n’a pas jugé utile d’employer deux termes différents. Pour le réseau Ethereum, ce n’est pas le cas puisque le jeton se nomme ‘ether’.