L’émergence d’une nouvelle technologie n’est pas un long fleuve tranquille.
Elle suscite toujours des réactions liées à notre instinct de conservation, qui se méfie du changement.
Invariablement, une adoption technologique parcourt plusieurs étapes différentes allant de la moquerie jusqu’à l’évidence mais en passant par la résistance voire le rejet.
Chaque étape a ses périodes, des durées variables qui chevauchent souvent les autres car la progression n’est jamais la même partout ni chez tout le monde. Sa dynamique est complexe.
Ce cheminement intellectuel s’est observé dans le passé avec des innovations majeures comme l’électricité ou Internet.
Aujourd’hui, il s’observe avec l’intelligence artificielle, par exemple, et bien entendu… avec Bitcoin !
Depuis son lancement en 2009 jusqu’à nos jours, les discours politiques, institutionnels et médiatiques à son égard se sont remarquablement transformés.
Et la mise en place récente d’une réserve fédérale stratégique de bitcoins aux États-Unis marque probablement une des étapes ultimes de son cheminement.
Prendre de la hauteur
Ainsi, comme un alpiniste se retourne pour contempler sa grimpée, jetons un regard en arrière sur 16 années d’adoption progressive jalonnées de nombreuses incompréhensions, frustrations et combats d’arrière-garde.
Attention au vertige !
Car oui, avant de devenir un enjeu stratégique, Bitcoin et son univers ont suivi ce parcours sémantique typé, largement ponctué de sarcasmes et de calomnies.
Il est temps de contempler le chemin que nous avons parcouru… et qui d’ailleurs n’est pas encore terminé.
2009-2013 Les années geek ou quand Bitcoin faisait sourire
Au début, quand la technologie est perçue comme étrange, inutile ou irréaliste, le public demeure sceptique et commence par la tourner en dérision, la jugeant impraticable ou fantaisiste.
C’est donc en 2009 que, malgré une crise financière d’anthologie, Bitcoin émerge plutôt dans l’indifférence générale.
Au mieux, il est perçu comme une expérience absconse, une curiosité technologique réservée à une poignée d’informaticiens passionnés, idéalistes et … hors sol.
Les médias traditionnels le présentent alors avec amusement, le qualifiant de ‘monnaie de geeks’ ou de ‘fantasme libertarien’ sans application pratique et sans avenir sérieux.
Cette ‘geekonomie’ fait passer Bitcoin pour une monnaie d’informaticiens boutonneux ou encore de ‘mineurs en pyjama’.
Les termes employés traduisent bien cette étape de moquerie amusée.
Les médias mainstream relèguent Bitcoin au rang de lubie passagère réservée à des mordus d’informatique et des idéalistes un peu naïfs coincés sur le forum Bitcointalk.
En 2010, le New York Times titre avec ironie ‘Une pizza achetée 10 000 bitcoins : le premier achat réel pour une monnaie virtuelle’, soulignant l’absurdité d’une valeur alors dérisoire.
En 2011, l’émission populaire américaine The Daily Show qualifie Bitcoin de ‘monnaie magique d’Internet’, provoquant les rires d’un auditoire bien dirigé.
La même année, un reportage du New Yorker décrit le Bitcoin comme une expérience marginale, soulignant son utilisation par des technophiles mais sans réelle portée économique.
En 2012, la chaîne britannique BBC diffuse au journal télévisé un passage léger sur le Bitcoin, le présentant comme une curiosité exotique sans lendemain pour amateurs de technologie.
En 2012 encore, le journal français Libération ironise en comparant les bitcoins aux ‘points fidélité d’un jeu vidéo sans avenir’.
A cette époque, la classe politique ignore totalement le phénomène à l’exception de quelques cas isolés comme le député européen Philippe Lamberts qui évoque en 2013 une ‘utopie monétaire sympathique mais économiquement naïve’.
Bitcoin reste un sujet de niche, logé entre les blagues stigmatisantes et le scepticisme élitiste.
2013-2017 Dénigrement monétaire ou la volatilité comme tare congénitale
Certains commencent à y voir un potentiel et des résistances apparaissent, liées à la peur du changement et aux intérêts déjà en place.
Des arguments plus techniques, économiques voire même culturels sont alors avancés contre son adoption.
Comme le cours du bitcoin commence à prendre de l’ampleur et connaît un marché haussier, l’envolée de son prix (de 100 à 1 000 dollars en 2013) attire énormément l’attention.
Mais l’instabilité de son cours devient un argument phare pour décrédibiliser son usage.
Avec cette visibilité s’intensifient les critiques concernant sa volatilité mais aussi sa légitimité en tant que monnaie.
Tandis que les médias dégainent l’argument de la volatilité avec sensationnalisme, les institutions financières elles, expriment leurs doutes soi-disant éclairés sur sa fiabilité.
En 2013, le gouverneur de la Banque Centrale Européenne, Mario Draghi, qualifie Bitcoin ‘d’actif hautement spéculatif impropre aux transactions sérieuses’.
A la même époque, son homologue de la banque de France fait une déclaration où il met en garde contre l’utilisation de Bitcoin, le qualifiant de monnaie trop volatile et spéculative.
En 2014, le journal financier Financial Times critique également Bitcoin en raison de sa forte volatilité, le considérant comme une mauvaise réserve de valeur.
L’ex-ministre des Finances, Pierre Moscovici, compare Bitcoin à ‘un casino où même les joueurs ignorent les règles’.
La même année, le crash de la plateforme d’échange Mt. Gox, avec sa perte de 850000 bitcoins, offre un terrain fertile au Financial Times qui enfonce alors le clou ‘La preuve par l’absurde : Bitcoin, un système trop fragile pour survivre’.
En 2015, le quotidien économique français Les Échos titre sévèrement : ‘Bitcoin, cette fausse monnaie incontrôlable qui monte et descend comme un yo-yo’
En 2015 encore, la banquière Blythe Masters, sans doute consciente de l’innovation en cours, tentera une récupération habile avec son ‘oubliez Bitcoin, adoptez la blockchain !’ qui lancera la mode de la blockchain pour quelques années.
Partout, le discours sur la cryptomonnaie elle-même se radicalise.
Il se durcit d’autant plus que Bitcoin vient toucher un domaine très exclusif : l’économique et financier, où il ne fait pas bon critiquer les idées établies et les pouvoirs installés.
C’est fini, Bitcoin n’est plus rigolo.
Il devient risqué… il devient dangereux !
2017-2023 D’abord l’arnaque puis la bombe écologique
Avec la bulle de 2017 (20 000 dollars pour un bitcoin), le ton devient franchement hostile, associant cette fois Bitcoin à un système de Ponzi et pointant du doigt son impact environnemental en raison des besoins énergétiques liés au minage.
Partout, on se met à dénoncer un soi-disant fonctionnement pyramidal et une soi-disant gabegie d’électricité.
En 2017, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz dénonce Bitcoin comme ‘une gigantesque bulle, digne des pires pyramides financières’.
En 2018, la BCE publie un rapport mettant en garde contre les risques de bulle spéculative et les potentielles arnaques liées aux cryptomonnaies.
La Banque de France publie une vidéo de sa porte-parole, Emmanuelle Assouan, qui se termine par ‘surtout, n’y touchez pas !’
L’économiste Nouriel Roubini, respecté pour avoir prédit la crise de 2008, qualifie Bitcoin de ‘Ponzi 2.0’ devant le Sénat américain tandis qu’Emmanuel Macron déclare à Davos ‘les cryptos sont un pari hasardeux, pas un projet de société’.
Le journal français ‘Le Monde’ quant à lui stigmatise l’impact environnemental du minage sous le titre ‘Bitcoin, un désastre écologique invisible’ et puis plus tard la même année ‘Bitcoin, le désastre énergétique qui ose dire son nom’.
Tandis que le magazine Newsweek publie déjà en 2017 un article au titre éloquent ‘Bitcoin est parti pour consommer toute l’électricité mondiale d’ici 2020’ ( !!!)
En 2019, une étude de l’Université du Michigan – largement inspirée du site de désinformation ‘Digiconomist’ – publie une recherche soulignant l’empreinte carbone de Bitcoin, le comparant à celle de certains pays en termes de consommation.
Une autre étude, du CNRS cette fois – mais basée sur la même source – estime que Bitcoin consomme autant d’électricité que la Suisse.
Hélas, de telles études serviront encore de références pendant un long moment…
Le plus navrant, c’est qu’aucune d’entre elles ne se donne même pas la peine de poser un regard critique sur l’empreinte exorbitante de nos systèmes traditionnels, pourtant la première chose intelligente à faire.
La quantité d’articles exploitant cette argumentation fallacieuse sera tout simplement énorme.
Le point d’orgue de cette thématique viendra, en 2023, de Greenpeace USA et de son action ‘changer le code, pas le climat’ avec sa représentation effrayante du ‘crâne de Satoshi’ par le sculpteur Benjamin Von Wong
Le même artiste reconnaîtra s’être fait expliqué Bitcoin par après et le considérer différemment désormais…
Pourtant, tout est faux, nous le savons mais dans les médias d’alors, la cryptomonnaie incarne une double menace diabolique, financière et environnementale, qu’il faut combattre à tout prix.
2015-2024 Guerre contre la monnaie des malfaiteurs
Et en réalité, le ton hostile s’est déjà manifesté plus tôt car, depuis 2015, Bitcoin est devenu la cible d’une autre rhétorique agressive, associée cette fois aux trafics et activités criminelles de tous bords.
Comme si cela ne suffisait pas, il est encore accusé de favoriser l’essor de la criminalité organisée en rendant plus faciles le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Une autre pseudo croisade morale s’organise contre cet outil directement sorti des ténèbres et défendu par une secte de fanatiques.
Des États passent donc à l’offensive et brandissent l’étendard de la lutte contre le crime.
En 2015, le FBI alerte sur l’utilisation de Bitcoin dans des transactions illégales sur le dark web.
En 2017, dans une déclaration officielle de la Gendarmerie Française, les autorités mettent en garde contre l’utilisation de cryptomonnaies dans le financement d’activités terroristes.
La même année, CNN relaie une enquête alarmiste « Comment les narcotrafiquants exploitent la cryptomonnaie ».
En 2021, la secrétaire au Trésor Américain Janet Yellen assène « Bitcoin est un outil pour blanchir l’argent des trafiquants », se référant à l’affaire Colonial Pipeline, où des hackers réclament une rançon en bitcoins.
Son homologue à la BCE, Christine Lagarde, affirme devant le Parlement Européen ‘Bitcoin est largement utilisé dans des activités criminelles, un cadre réglementaire strict est urgent’.
En France, Bruno LeMaire promet de ‘réguler fermement ces instruments opaques’.
Aux États-Unis encore, le magazine Forbes titre sans nuance ‘Bitcoin, la monnaie officielle du ransomware et du marché noir numérique’.
Là aussi, les contenus produits seront tout bonnement pléthoriques.
Pourtant, cette diabolisation demeure un paradoxe : les transactions illégales dans Bitcoin ne représentent en réalité que 0,14% du total, d’après une étude de Chainalysis, société spécialisée dans la recherche et l’analyse technico-légale de la blockchain.
Le combat est donc bien plus politique et rhétorique qu’autre chose…
2021-2024 Fin de l’obscurantisme ?
Jamais une révolution technologique n’aura été à ce point affublée de tous les défauts possibles et imaginables.
Il faut reconnaître à Bitcoin un caractère disruptif particulièrement fort : il change le paradigme, remet en cause les monopoles sur la création monétaire et son contrôle, concurrence tout un système, bouscule les pouvoirs en place.
Étant donné qu’il repose sur des ingrédients techniques particuliers que les ‘experts’ n’ont pas le temps d’étudier, ces derniers portent alors des jugements hâtifs et erronés, relayés avec force par les médias.
Et les médias, eux, ne rechignent jamais à jouer sur la peur et le sensationnalisme pour attirer l’attention.
C’est aussi tellement plus simple de discréditer…
Mais peut-on empêcher une nouvelle technologie de s’imposer ?
A mesure que la compréhension progresse, le techniquement correct finit par l’emporter et les discours commencent à évoluer vers plus de pragmatisme.
Peu à peu, toutes sortes d’améliorations et de démonstrations de succès font grandir son adoption.
Grâce au développement d’infrastructures sérieuses et à l’éducation, les premiers adoptants influencent d’autres et des entreprises commencent à comprendre Bitcoin et à l’intégrer.
Il demeure d’importantes divergences géopolitiques mais une tendance commune se dessine malgré tout: Bitcoin est de plus en plus pris au sérieux et pousse à s’adapter plutôt qu’à interdire.
Il gagne progressivement en légitimité et reçoit enfin ses premières lettres de noblesse de la part de figures influentes et de sociétés respectées.
En 2021, Nayib Bukele, président du Salvador, fait sensation en adoptant officiellement Bitcoin comme monnaie légale, renversant les règles monétaires traditionnelles. Malgré les critiques du FMI, il ose faire de lui un symbole de souveraineté économique.
Ce petit pays, autrefois instable et insécure, entre dans l’histoire de la crypto économie et attire de nombreux entrepreneurs.
Le vent tourne – et pas seulement avec cette audace du Salvador – car en parallèle, des figures charismatiques comme Michael Saylor ou Elon Musk légitiment l’actif en le faisant entrer dans leur trésorerie.
En 2024, Blackrock, le plus grand gestionnaire de fonds au monde, autrefois hostile à Bitcoin, parvient à faire adopter un ETF collatéralisé…par du bitcoin.
En course pour la Maison Blanche, Donald Trump franchit un autre pas historique en proposant d’intégrer Bitcoin dans la réserve stratégique nationale, saluant « sa résilience face à l’inflation ».
Même la Banque Centrale Européenne, jadis hostile, évoque désormais une « innovation à encadrer, non à diaboliser ».
Et le journal The Economist de concéder « Bitcoin n’est plus une blague, mais un pari géopolitique ».
2025 Et maintenant ?
Autrefois ridiculisé, Bitcoin devient un élément stratégique dans certains portefeuilles nationaux et institutionnels.
De la risée à l’actif stratégique, Bitcoin a cristallisé les angoisses et il cristallise maintenant les aspirations économiques de toute une société.
Les discours politiques et médiatiques, autrefois univoques, reflètent cette fois une réalité bien plus correcte : la cryptomonnaie n’est pas un fléau mais une évolution à accompagner, à apprivoiser.
Il demeure toujours des réticences de la part de certains, mais un jour viendra où cette technologie sera tellement intégrée dans notre vie quotidienne qu’elle en sera banalisée, considérée comme évidente, incontournable.
Toutes les tribulations passées de son adoption auront été oubliées du grand nombre.
Mais pas de nous.
Nous, qui sommes à la fois pionniers et témoins privilégiés de cet avènement technologique, nous aurons vécu sa trajectoire de doutes et de rebondissements. Nous en aurons aussi parfois subi les affres.
Jamais nous n’oublierons l’intensité de cette aventure !